Le 19 novembre 2025, la Commission européenne s’apprête à dévoiler le « Digital Omnibus », un paquet législatif qui pourrait radicalement transformer le paysage de la protection des données en Europe. Cette réforme controversée du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) vise à assouplir les règles pour faciliter le développement de l’intelligence artificielle, mais suscite déjà une levée de boucliers chez les défenseurs de la vie privée.

Le Digital Omnibus : une réforme explosive

Après sept ans d’existence, le RGPD, fierté européenne et modèle mondial en matière de protection des données personnelles, pourrait connaître sa première refonte majeure. Selon les documents qui ont fuité avant la présentation officielle, les changements envisagés sont substantiels et touchent au cœur même de la philosophie du règlement.

Le projet baptisé « Digital Omnibus » vise officiellement à harmoniser et simplifier plusieurs réglementations numériques européennes : le RGPD, la directive ePrivacy et l’AI Act. Mais derrière cet objectif de modernisation se cache une intention claire : lever les freins qui empêchent les entreprises européennes de rattraper leur retard face aux géants américains et chinois de l’IA.

Les modifications qui inquiètent

L’entraînement des IA reconnu comme « intérêt légitime »

La mesure la plus controversée concerne l’utilisation des données personnelles pour entraîner les modèles d’intelligence artificielle. La réforme prévoit de considérer l’entraînement des IA comme un « intérêt légitime », permettant ainsi aux entreprises de contourner l’obligation de consentement explicite imposée par le RGPD actuel.

Concrètement, Meta, Google, OpenAI et consorts pourraient légalement aspirer les publications, commentaires et messages des utilisateurs européens pour alimenter leurs modèles d’IA, sans avoir à demander leur permission. Une pratique que plusieurs de ces entreprises ont déjà commencé à tester, notamment Meta qui utilise depuis mai 2025 les messages et commentaires publiés sur Facebook et Instagram pour entraîner ses modèles d’IA en invoquant le principe d' »intérêt légitime ».

Affaiblissement de la protection des données sensibles

Autre point d’inquiétude majeur : la redéfinition de ce qui constitue une « donnée sensible ». La réforme proposerait de ne protéger que les données révélant directement des caractéristiques sensibles (santé, opinions politiques, orientation sexuelle, origine ethnique), tandis que les informations permettant de les déduire par corrélation ou via l’IA ne bénéficieraient plus du même niveau de protection.

Un changement qui ouvre la porte à tous les abus : un algorithme pourrait deviner vos opinions politiques à partir de votre historique de navigation, et ces données inférées ne seraient plus considérées comme sensibles.

La fin des bannières de cookies ?

Sur un plan plus visible pour le grand public, le projet prévoit également de simplifier la gestion des cookies. Les préférences de consentement pourraient être transmises automatiquement par les navigateurs, faisant potentiellement disparaître les fameux bannières qui envahissent les sites web.

Si cette mesure pourrait soulager la « fatigue du consentement » des internautes, elle s’accompagne d’un assouplissement des obligations : certains cookies de suivi pourraient être déposés sans accord explicite, au nom d’un prétendu « intérêt légitime ».

Limitation des droits d’accès et de rectification

Le projet limiterait également les droits des citoyens à accéder, rectifier ou supprimer leurs données aux seules « finalités de protection des données ». Actuellement, ces droits sont utilisés par des travailleurs, des journalistes et des consommateurs dans le cadre de litiges, d’enquêtes ou pour prouver des discriminations. Cette restriction pourrait considérablement affaiblir ces usages légitimes.

Une opposition qui se structure

Les architectes du RGPD sonnent l’alarme

Jan Philipp Albrecht, l’ancien eurodéputé allemand qui fut l’un des principaux architectes du RGPD, a averti que ces changements « pourraient compromettre dramatiquement les normes européennes » et s’est interrogé : « Est-ce la fin de la protection des données et de la vie privée telles que nous les avons inscrites dans le traité de l’UE et la charte des droits fondamentaux ? »

Paul Nemitz, ancien directeur du département juridique de la Commission européenne et l’un des fondateurs du RGPD, partage ces craintes : « Il ne restera plus rien de la protection des données, car l’IA est omniprésente. »

L’offensive des ONG

Max Schrems, fondateur de l’ONG NOYB (None Of Your Business) et figure emblématique de la défense de la vie privée en Europe, dénonce « un cadeau aux géants technologiques ». Dans une lettre ouverte publiée le 10 novembre 2025 en collaboration avec l’association European Digital Rights (EDRi) et le Conseil irlandais pour les libertés civiles (ICCL), il alerte sur les dangers de cette « dérégulation ».

Schrems accuse également la Commission d’avoir précipité le processus : « Certaines unités de la Commission ont eu cinq jours ouvrables pour examiner un projet de plus de 180 pages, sans étude d’impact préalable. »

L’EDRi, qui regroupe les organisations de défense des droits numériques en Europe, met en garde contre « une dilution insidieuse du consentement » qui « sape une protection structurelle » et menace l’ensemble du cadre juridique européen.

Des États membres divisés

Quatre pays ont déjà exprimé leur opposition à une réécriture du RGPD : la France, l’Estonie, l’Autriche et la Slovénie. Cette coalition pourrait potentiellement constituer une minorité de blocage au sein du Conseil européen.

Paradoxalement, l’Allemagne, traditionnellement gardienne stricte de la protection des données, soutient cette fois des changements pour favoriser le développement de l’IA. Dans un document de 19 pages transmis à la Commission le 23 octobre, le gouvernement fédéral allemand réclame des modifications immédiates tout en demandant des réformes à plus long terme.

Les arguments de Bruxelles

Le rapport Draghi comme déclencheur

Pour comprendre ce revirement, il faut remonter à septembre 2024. L’ancien Premier ministre italien Mario Draghi a remis à la Commission un rapport alarmiste sur la compétitivité européenne. Son constat : les réglementations complexes de l’Europe, dont le RGPD, étouffent l’innovation et creusent l’écart avec les États-Unis et la Chine.

Ce rapport a agi comme un électrochoc à Bruxelles. Face à l’essor fulgurant de l’IA générative et à la domination américaine (OpenAI, Google, Meta) et chinoise dans ce domaine, la Commission a décidé de privilégier la compétitivité économique.

L’argument de la simplification

Officiellement, le Digital Omnibus vise à « moderniser » et « simplifier » le cadre réglementaire. La Commission estime que les obligations actuelles créent une charge administrative disproportionnée, particulièrement pour les PME et les startups européennes.

Les entreprises tech européennes plaident en effet qu’elles sont désavantagées face à leurs concurrentes américaines, qui peuvent entraîner leurs modèles d’IA sur des volumes massifs de données sans contraintes comparables.

L’IA comme priorité stratégique

Dans son discours sur l’état de l’Union en septembre 2024, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen avait présenté l’IA comme un élément fondamental du programme de compétitivité européen. Le Digital Omnibus s’inscrit directement dans cette vision stratégique.

Les véritables gagnants : les GAFAM

Ironiquement, les premiers bénéficiaires de cet assouplissement du RGPD ne seraient pas les startups européennes, mais bien les géants américains de la tech. Meta, Google, OpenAI, Microsoft et consorts, qui disposent déjà d’une avance considérable en matière d’IA, pourraient enfin exploiter librement les données des 450 millions d’Européens.

Le quotidien britannique The Guardian résume dans un éditorial du 12 novembre : « Diluer notre législation sur la vie privée ne fera que renforcer le pouvoir des grandes plateformes américaines. Elles sont les premières bénéficiaires d’un assouplissement : plus de données, moins de contraintes, plus de domination. »

Meta a d’ailleurs déjà commencé à exploiter cette brèche. LinkedIn et xAI (la société d’IA d’Elon Musk) ont emboîté le pas en utilisant les données des utilisateurs pour entraîner leurs modèles.

Les risques pour les citoyens européens

Profilage massif et biais algorithmiques

En autorisant l’exploitation massive de données personnelles pour l’IA, l’Europe risque de légitimer le profilage automatisé à grande échelle. Les algorithmes d’IA, entraînés sur des données biaisées, peuvent reproduire et amplifier des discriminations existantes.

Les populations vulnérables seraient les premières touchées : malades, minorités ethniques, travailleurs précaires, migrants. Les biais algorithmiques dans les systèmes de recrutement, de crédit ou d’assurance pourraient se multiplier sans garde-fous suffisants.

Perte de contrôle sur ses données

La limitation des droits d’accès et de rectification priverait les citoyens d’un moyen de contrôle essentiel sur leurs informations personnelles. Les lanceurs d’alerte, journalistes et victimes de discrimination perdraient un outil précieux pour faire valoir leurs droits.

Surveillance généralisée

L’affaiblissement de la protection des données sensibles ouvre la porte à une surveillance comportementale généralisée. Les entreprises et potentiellement les États pourraient constituer des profils détaillés des citoyens sans leur consentement, en s’appuyant sur des inférences algorithmiques.

Quel avenir pour le RGPD ?

Un processus législatif incertain

La présentation du Digital Omnibus le 19 novembre n’est qu’une première étape. Le texte devra ensuite être débattu et voté par le Parlement européen et approuvé par le Conseil de l’Union européenne. Le processus pourrait prendre des mois, voire des années.

L’opposition de plusieurs États membres et la mobilisation des ONG pourraient aboutir à des modifications substantielles du projet initial. Le RGPD avait lui-même nécessité quatre années de négociations entre 2012 et 2016.

L’enjeu de la cohérence réglementaire

Le Digital Omnibus ne touche pas seulement au RGPD. Il impacte également l’AI Act (le cadre réglementaire européen sur l’IA adopté en 2024) et la directive ePrivacy. Cette interconnexion rend la réforme d’autant plus complexe et sensible.

Certains observateurs craignent que l’affaiblissement du RGPD ne compromette l’ensemble de l’architecture juridique européenne en matière de numérique, incluant le Digital Services Act et le Digital Markets Act.

La position de la France

La France se trouve dans une position délicate. Si elle s’oppose officiellement à une réécriture du RGPD, elle souhaite également encourager l’innovation dans l’IA. La CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) a publié plusieurs positions pour maintenir un équilibre entre protection des données et développement technologique.

Le gouvernement français devra naviguer entre ces deux exigences : défendre la vie privée des citoyens tout en ne freinant pas la compétitivité de ses entreprises tech.

Et l’AI Act dans tout ça ?

Le Digital Omnibus prévoit également d’assouplir certaines dispositions de l’AI Act, pourtant adopté au printemps 2024 après d’âpres négociations. La Commission propose notamment :

  • Une période de grâce d’un an pour le marquage des contenus générés par l’IA
  • Un allègement des obligations de documentation et de surveillance
  • Un report de l’entrée en vigueur de certaines mesures

Ces ajustements témoignent de la pression exercée par l’industrie tech, qui estime que les réglementations européennes pénalisent sa compétitivité.

Les leçons d’un débat crucial

Innovation vs protection : un faux dilemme ?

Le débat sur le Digital Omnibus révèle une tension fondamentale : faut-il sacrifier la protection de la vie privée sur l’autel de la compétitivité économique ? Ou peut-on concilier innovation technologique et respect des droits fondamentaux ?

De nombreux experts estiment qu’il s’agit d’un faux dilemme. Le RGPD n’a pas empêché l’émergence d’entreprises innovantes en Europe. Au contraire, il a créé un avantage compétitif en matière de confiance et de sécurité des données. Spotify, SAP, ou Mistral AI ont su prospérer tout en respectant le cadre européen.

Le modèle européen en question

Ce qui se joue avec le Digital Omnibus, c’est l’avenir du « modèle européen » en matière de numérique. Depuis 2018, l’Europe s’est positionnée comme le défenseur mondial de la vie privée et des droits numériques, en opposition au modèle de surveillance chinois et au capitalisme de surveillance américain.

Un affaiblissement significatif du RGPD remettrait en cause cette identité et ce positionnement stratégique. L’Europe perdrait sa crédibilité à imposer ses standards au reste du monde.

L’importance de la transparence

Le processus précipité de révision du RGPD soulève des questions légitimes sur la gouvernance européenne. Comment peut-on modifier en quelques semaines un texte qui a nécessité quatre ans de discussions ? Pourquoi l’absence d’étude d’impact préalable ?

Cette opacité alimente les suspicions sur l’influence des lobbies industriels dans l’élaboration du Digital Omnibus.

Conclusion : un tournant décisif

La présentation du Digital Omnibus le 19 novembre 2025 marque un tournant potentiellement historique pour la protection des données en Europe. Soit l’Union européenne maintient son engagement en faveur de la vie privée et refuse une dérégulation précipitée, soit elle choisit la voie d’un assouplissement qui pourrait avoir des conséquences irréversibles.

Les prochaines semaines seront cruciales. Le débat public, la mobilisation citoyenne et la position des États membres détermineront l’avenir du RGPD et, plus largement, la place de l’Europe dans le monde numérique.

Une chose est certaine : à l’ère de l’intelligence artificielle, la question de la protection des données personnelles n’a jamais été aussi stratégique. L’Europe doit faire un choix : rester fidèle à ses valeurs ou céder à la pression économique. L’histoire nous dira si le Digital Omnibus aura été une modernisation nécessaire ou une capitulation regrettable.